Lettre de 2007 - Daniel Pilloud

« Bien chère Brigitte,

 

 Après une montée spectaculaire sur les coteaux de Bourguillon qui m’ont fait découvrir la chapelle baroque de Notre Dame de Lorette et une vieille ville de Fribourg qui se donnait pour l’occasion un petit air de Tolède, il fallait d’abord que je me perde sur la route du Lac Noir avant de trouver la Galerie de la Schürra où je devais vivre un vrai éblouissement.

Il n’y a pas de nom pour dire l’émotion que j’ai ressentie en découvrant ta peinture dans ce lieu unique. Avec quel raffinement l’accrochage n’a-t-il pas été fait ! Quelle complicité entre le galeriste et les toiles ! J’ai rarement vu une telle réussite.

La chapelle, d’abord, qui nous accueille comme si nous étions un pèlerin de St Jacques et qui nous transporte droit dans la Voie Lactée. Pas besoin d’aller à Compostelle, d’autres reprendront le chemin, mais d’autres en sont revenus qui ont laissé le sens de la quête sur cet autel où notre regard est comme aspiré par le bleu roi de cette peinture qui semble avoir toujours été là, faite par le peintre pour ce lieu sacré, puis par cette lumière ascendante et oblique qui vous transporte vers la droite… Pour quelqu’un qui aime plutôt le traditionnel, ce ne peut être que son chemin de Damas dans la peinture moderne. En tout cas, mes yeux se sont fermés à l’icône pour sentir l’épiphanie que ton œuvre fait naître.

A côté de ce lieu sacré, entrons dans l’ancienne écurie ! Quel dynamisme, quelle force, quelle majesté se dégagent de cet ensemble ! L’énergie qui émane des toiles choisies pour ce lieu nous transporte au galop ! Dans la littérature médiévale, la référence au cheval est métaphore de l’énergie amoureuse, de la quête du héros, du désir. On est tout à coup face aux grandes réalisations architecturales contemporaines – il y a du Lloyd, du Corbusier, du Novel dans les grandes toiles – on sent l’idéal qui habite les créateurs depuis Adoniram et la figure de la quête humaine, de la pierre philosophale, de l’œuvre toujours renouvelée mais à venir.

Après ces œuvres sublimes, j’étais trop rempli par tant de messages pour entrer dans la galerie. J’ai heureusement passé par la grange, où je n’ai pas eu l’idée d’allumer, la lumière étant à ce moment-là suffisante, et où j’ai pu rester plus calme. A mes yeux, ce n’était pas le même travail. En réalité, l’éclairage m’avait empêché de voir les couleurs qui se laissent dévoiler comme une maison valaisanne dans la brume d’automne. D’accord, là je vois ton monde, ta terre, et c’est superbe !

Un rayon de soleil, quelques fleurs des champs et des sous-bois, puis j’ai osé pousser la porte du premier. J’ai alors été enveloppé d’une musique qui ne pouvait que m’inciter à poursuivre mon pèlerinage, mais cette fois, c’était en moi que s’enfonçait le chemin, et le parcours de mes yeux, guidés par le jeu du dialogue de tes peintures avec le coffre baroque ou les éléments architecturaux des couloirs, des portes et de la cuisine, a été ponctué par des sortes de reposoirs où j’étais à chaque fois interpellé.

Je me rappelais le travail que tu avais demandé aux élèves de Jürgen. En français, je leur avais fait chercher dans des poèmes les mots qui appartenaient à des champs lexicaux dictés par les œuvres et tu leur avais demandé de laisser apparaître ces mots et de les exprimer par la peinture. Chez toi, plus besoin de mots, les lettres d’abord s’effacent pour laisser place au sens qui seul importe, puis reviennent car décidément nous sommes les enfants de l’écriture et notre curiosité nous entraîne et enquête.

Qu’a-t-elle voulu dire ? Que faut-il lire ?

Tout à coup, on ne voit plus qu’une vibration de lumière, un scintillement sur une surface, un éclair qui nous aspire à droite, vers le haut, comme dans un appel mystique ; mais pas pour longtemps, juste pour permettre à un déiste voltairien d’entrer dans une rêverie à la Rousseau et pour le religieux de sentir le grand appel. Puis l’esprit s’éveille, rappelé par les signes qui redeviennent fragments de lettres, le scribe et Gutenberg refont surface, et par les textes qui ne lâchent pas l’homme moderne, le questionnement, remettent en marche les réflexes du lecteur avide de messages qui viendront du plus profond de lui-même. 

Ce parcours initiatique s’est terminé par un brin de causette avec Monsieur de Diesbach qui m’a fait partager l’admiration et la compréhension de l’ensemble des toiles que tu lui as confiées. C’est lui qui a illuminé les petits formats valaisans si bien exposés sur le bois brut de la grange.

Merci de m’avoir donné une si grande émotion. Ce petit voyage à Fribourg m’a fait rentrer dans la même démarche que celle que j’ai senti naître en face de certains Greco, des cathédrales de Monet et des toiles de Rothko. » 

Daniel Pilloud, Lettre, 2007.